“The Target Is Destroyed” : livre sur l'affaire du Boeing co
Publié : mer. janv. 30, 2013 6:12 pm
« L’objectif est détruit » est la phrase lancée par le pilote du Su-15 qui a abattu le Boeing 747 sud-coréen du vol KAL 007 en 1983. C’est un titre doublement approprié puisque cette phrase, interceptée par les postes d’écoutes américains et japonais, fut l’une des principales preuves rendues publiques par l’administration Reagan dans les jours qui suivirent.
Le sous-titre dit « ce qui est réellement arrivé au vol 007 et ce que l’Amérique savait à son sujet ». En fait, l’ordre des priorités de cette enquête journalistique est plutôt l’inverse. Le livre est découpé en cinq parties : la scène, le renseignement, la politique, le vol, les suites.
« La scène » comprend un chapitre sur le vol Korean 902, abattu en 1978, et un chapitre sur un exercice massif de la marine américaine en avril 1983, qui vit notamment l’île de Zelenny (Kouriles) être survolée par des chasseurs de l’US Navy. Les Kouriles sont occupées par l’URSS depuis 1945, mais revendiquées par le Japon, soutenu par les USA. En conséquence, les Américains ne purent ni s’excuser d’avoir violé un espace aérien soviétique (puisqu’ils ne le reconnaissent pas), ni le justifier (visiblement une gaffe venue d’un niveau intermédiaire). La DA soviétique d’Extrême-Orient fut placée en alerte renforcée. Ambiance…
« Le renseignement » commence par un chapitre sur le RC-135 qui orbitait à l’est du Kamtchatka peu avant que le vol 007 n’y passe. Il ne s’agissait pas d’un Rivet Joint d’écoute électronique, mais d’un Cobra Ball, variante équipée de télescopes infrarouges pour repérer les ogives de missiles. Cette nuit-là, il avait été envoyé dans l’anticipation d’un test de SS-X-25 tiré de Plesetsk qui devait retomber sur le Kamchatka. Le test n’eut pas lieu en fin de compte et le Cobra Ball rentra à Shemya sans rien avoir remarqué de notable.
Les chapitres suivants de cette partie, eux, parlent de l’interception des communications de la défense aérienne (DA) soviétique pendant le survol – et la fin – du vol 007. Seymour Hersh retrace tout le processus, et c’est là le gros intérêt du livre. Hersh fait comprendre en toute simplicité à quoi servent les stations d’écoute de Misawa AB et Wakkanai, comment elles fonctionnent et pourquoi. Sa description est telle que j’avais l’impression d’être dans la salle de contrôle quand les opérateurs essayaient de comprendre ce que signifiaient les communications interceptées.
Les difficultés de l’analyse sont très bien expliquées : comme les opérateurs d’écoute entendent régulièrement des exercices de la DA soviétique, ils pensent d’abord que l’activité autour du KAL 007 était un exercice… ils n’avaient aucun moyen de savoir que l’objectif dont parlaient les stations radar russes était réel ! Les communications des chasseurs vers le sol sont interceptées à Wakkanai, mais pas celles du sol vers les chasseurs ; Misawa ne dispose pas de toutes les interceptions ; et encore faut-il les transcrire et les traduire. Ce n’est que quand le JT signalera qu’un avion de ligne est disparu que les Américains feront le lien, et même à ce moment, les messages CRITIC envoyés par Misawa seront annulés par la NSA, estimant qu’ils sont trop spéculatifs. Au total, il s’écoulera une douzaine d’heures avant que la communauté du renseignement ne conclue que le vol a bien été abattu.
Hersh aborde brièvement les théories du complot qui entourent l’affaire, et explique pourquoi il ne suit pas cette voie :
-Il n’a trouvé aucun indice suggérant que les services de renseignement s’attendaient au vol 007. (Une station a même totalement négligé de rapporter l’activité de la DA du Kamchatka lors du premier survol.)
-Si la DA soviétique avait fonctionné correctement, le Boeing aurait été intercepté avant qu’il n’atteigne le Kamtchatka, et la mission d’espionnage finissait avant même de commencer.
-Les Américains ne violaient plus l’espace aérien soviétique depuis les années 60, suite à l’apparition du renseignement satellitaire. (Pour être encore plus précis, les derniers survols connus de l’URSS remontent à 1960.)
Au passage, dans sa bibliographie il présente les livres soutenant ces thèses (ceux de Clubb, Dallin, R. W. Johnson et Jeffrey St. John), estime que leurs auteurs n’ont fait aucun effort visible pour interviewer les personnes impliquées, et qu’ils ont pris pour argent comptant ce qui fut publié à chaud dans les journaux – surtout si cela allait dans leur sens.
« La politique » suit divers aspects. D’abord l’annonce de la tragédie par le secrétaire d’Etat George Shultz. Celui-ci pensa que le chasseur soviétique avait forcément dû identifier l’avion comme un 747, puisque une des communications disait « je suis parallèle à l’objectif ». L’implication étant que les Soviétiques avaient abattu un avion de ligne en tout connaissance de cause, ce qui fut pris par Shultz (et le public) comme une monstruosité – que seule l’URSS pouvait commettre. Ensuite, les dissensions qu’il y eut entre estimations de renseignement, notamment l’Air Force qui fit une analyse bien plus précise, comprenant comment le 747 aurait pu être confondu avec le RC-135 (piste initialement exclue par les autres services), mais qui ne sera pas prise au sérieux initialement. En fait, le Su-15 volait parallèlement au 747 mais en-dessous, d’où il n’était pas évident de le distinguer d’un C-135. Et surtout, le plus important est ce qui ne figure pas dans les interceptions : à aucun moment le pilote n’a rapporté au contrôle que l’avion était civil. Les services de renseignement se rallieront finalement à la thèse de l’USAF, mais pas avant plusieurs jours (cela dit, Robert Gates dans From the Shadows dit que cette conclusion figurait dans le President’s Daily Brief dès le 2 septembre). A ce moment-là, l’opinion du public était faite depuis longtemps, et l’URSS s’était discréditée à la fois par son action et par sa communication totalement à la ramasse. Mais Shultz et compagnie ne revinrent jamais publiquement sur leurs déclarations initiales, et l’entourage de Reagan fit barrage le temps que la question disparaisse. Autre point de contentieux, la seule mention de tirs de sommations par le pilote ne fut comprise que lors d’un réexamen des enregistrements le 11 septembre, et c’est apparemment la seule preuve de sommations qu’aient eu les Américains. Cette partie du livre aborde également les relations avec le Japon, dont les USA tordirent pratiquement le bras pour publier ses enregistrements qui étaient de meilleure qualité.
La partie « le vol » est une reconstitution qui déroule en parallèle le vol et les conclusions du renseignement américain. Le livre datant de 1986, cette reconstitution est dépassée du fait des témoignages apparus et de la restitution des boîtes noires après la chute de l’URSS. D’autant qu’elle se base sur un scénario de plusieurs erreurs d’interaction avec l’INS, alors que le pilote automatique n’est pas passé sur l’INS et est resté sur un cap magnétique constant (du moins selon la série Mayday / Air Crash Investigation, je n’ai pas lu les rapports de l’OACI). Reste que cela a été fait avec sérieux et qu’il y a des infos intéressantes (le VOR d’Anchorage hors service, la probable absence du pilote du cockpit pendant l’essentiel du vol). Par contre la synthèse côté renseignement va sans doute rester la référence sur le sujet jusqu’à une plus grande ouverture des archives de la NSA.
Le service d’écoute de l’Air Force a conclu que l’écho radar du 747 avait été pris pour le Cobra Ball revenant patrouiller. La NSA, au contraire, conclut que les deux avions ont été suivis au radar simultanément, et que la DA a simplement pensé que le KAL était un Rivet Joint venant d’Alaska. Dans les deux cas, la DA du Kamchatka s’attendait à ce qu’il orbite tranquillement dans l’espace international, et a été totalement surprise par le fait qu’il continue tout droit. Cela explique en partie son échec à l’intercepter, et elle se serait abstenue de rapporter ce fiasco à ses supérieurs. A Sakhaline, par contre, la trajectoire venant du nord-est était inhabituelle, et le Su-15 était au contact onze minutes avant que l’avion ne survole l’île. Le centre régional de Khabarovsk a contacté Moscou pour obtenir un ordre, mais il n’est pas clair si c’est de là qu’est venu l’ordre de tirer. Un message de Khabarovsk a rappelé à Sakhaline qu’ils devaient identifier visuellement l’objectif. Un changement d’altitude du 747 à ce moment a été pris pour une tentative d’évasive et ça a scellé son sort. (Bizarrement, il semble qu’alors on ne savait pas que le Boeing venait juste de regagner les eaux internationales quand il a été abattu, alors qu’il est fait référence à un radar japonais à Wakkanai qui a suivi l’affaire.)
« Les suites » : deux officiers de Sakhaline furent relevés de leur commandement, sans doute pour ne pas avoir empêché le survol de leur territoire (mais pas pour l’avoir abattu, vu comme le Politburo crut dur comme fer que c’était un coup tordu US). L’officier de Khabarovsk qui avait rappelé les règles d’engagement (visiblement violées par ses subordonnés) fut le seul à s’en tirer. La DA d’Extrême-Orient fut lourdement réorganisée, mais il n’y eut pas de limogeage d’officiers supérieurs.
Fait peu connu, le premier ministre canadien Pierre Trudeau, correctement informé (la NSA partageant ses renseignements avec les services canadiens) a tenté de calmer le jeu en disant publiquement que les Soviétiques s’étaient trompés, et en se lançant dans une initiative pour apaiser les tensions internationales (qui n’a pas donné grand-chose).
Hersh explique pourquoi il a écrit ce livre : dénoncer le mauvais usage du renseignement par l’administration Reagan dans cette (on sent que pas mal de ses sources l’ont informé parce qu’elles étaient furieuses). Il estime que les professionnels du renseignement, notamment le directeur de la NSA, ont laissé dire l’administration sans chercher à faire valoir la vérité.
Selon moi c’est un livre intéressant à deux titres. D’abord, c’est une excellente « étude de cas » sur le renseignement, notamment qui fait comprendre intimement le fonctionnement du renseignement électromagnétique (Hersh est excellent sur le sujet, et pas seulement dans ce livre, contrairement aux descriptions lambda de la NSA trop portées à la démesure), et la connexion entre renseignement et politique. Ensuite, c’est le seul bon livre sur l’affaire. Certes il n’est pas exhaustif (dommage qu’il n’ait pas été mis à jour en 1993), mais c’est ce qui s’en approche le plus.
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Seymour M. Hersh, “The Target Is Destroyed” : What Really Happened to Flight 007 and What America Knew About It, New York, Random House, 1986, 282 p. (ISBN 0-394-54261-4)
Format hardback américain comme je les aime, avec un index, et une carte très bien faite sur une double-page. Pas de cahier photo. Réédité en format poche chez Vintage, 1987 (ISBN 0-394-75527-8). Je crois me souvenir que la carte est absente de l’édition poche, mais elle est partiellement reproduite sur la couverture.
Un remerciement au passage à Ironclaude pour m’avoir prêté son livre il y a un an