Un petit extrait de ce livre
("Du ciel aux enfers" de Assi Hahn), nous sommes le lendemain de sa capture …
<< J’avais l’impression qu’il faisait moins froid, à moins que les émotions des dernières heures m’eussent donné chaud
(il échappa de peu à un lynchage). Couché de nouveau sur le planché du camion, je regrettais presque d’être encore en vie. Sans l’intervention providentielle de l’homme au regard cruel, je n’aurais plus eu à craindre d’autres tortures, d’autres humiliations. La tête enfouie dans ma casquette à visière, je m’endormis, sous une douce couverture de neige. Mes gardiens, transformés en statues blanches, se tenaient immobiles, assis au rebord de la plate forme. Aux premières lueurs de l’aube, nous nous arrêtâmes dans un village qui paraissait désert. A ma grande surprise, la première maison dans laquelle nous entrâmes était habitée. Les soldats tirèrent de l’unique lit une vielle femme et deux jeunes filles, puis, ils se couchèrent à tour de rôle, afin de se réchauffer. Pendant que la vielle, livide de peur faisait bouillir de l’eau, je me reposais, affalé sur une planche. Sans cesse, les jeunes filles jetaient des regards apitoyés sur mes pieds nus, bleuis de froid ; finalement, leur mère m’apporta quelques chiffons sales et bout de ficelle. Les chiffons m’auraient été bien utiles, malheureusement, je n’eus pas le droit de les garder. Un des soldats me les arracha des mains et les lança dans le feu. Par gestes, il m’expliqua qu’à aucun prix, je ne devais accepter quoi que ce fût. Après avoir bu, tous, une gorgée d’eau chaude, nous repartîmes à travers la grisaille mouvante des flocons qui continuaient à tomber en rangs serrés. Bientôt, le camion, abandonnant la route parsemée d’ornières, s’engagea sur la grande autostrade Léningrad-Kalinine-Moscou. Au milieu de la circulation étonnamment active, des groupes de femmes et enfants, requis sans doute dans les villages voisins, déblayaient la large piste constamment envahie par la neige. Des deux cotés de l’autostrade s’alignaient, sur des centaines de mètres, de gigantesques panneaux illustrant les horreurs perpétrées par les soldats allemands. Ici, un fantassin crevait à coup de baïonnette les yeux d’un bébé, une botte posée sur la poitrine de la mère qui gisait, nue, devant une cabane. Là, des S.S. étaient en train de jeter des enfants dans un puits. Plus loin, des femmes étaient écartelées, des hommes fouettés et fusillés. Chaque image s’accompagnait d’une légende. Par endroits apparaissait, entre deux tableaux des atrocités germaniques, le visage empreint de bonté du Père Staline, entourant de ses bras quelques enfants au sourire confiant, ou encore le portrait démesuré d’un Héros de l’Union Soviétique. Jamais, je n’aurai cru que ces peintures grossières eussent fanatisé les civils russes à un tel point. Or, l’effet de cette propagande se révélait si terrible que je ne pouvais me montrer dans les localités où nous nous arrêtions. Chaque fois que j’étais obligé de descendre du camion, la population s’attroupait et me lapidait de toute sortes de projectiles ; sans la protection de mon escorte, je n’aurais certainement pas échappé au lynchage.
Ce voyage peu réjouissant dura toute la matinée. La neige tombait de plus en plus dru, cependant, le froid était supportable, j’estimais la température à dix ou douze degrés au dessous de zéro. Pour me réchauffer, je n’avais que la couche de neige qui s’accumulait sur moi. Vers trois heures de l’après midi, le camion quitta la route et s’engagea dans un chemin forestier pour s’arrêter à une barrière près d’un grand blockhaus. On me fit descendre. Aussitôt, j’eus une véritable crise de frissons qui m’ébranlaient de la tête aux pieds. Au bout de quelques minutes, un officier sortit du blockhaus et, en un allemand impeccable, me déclara qu’il allait me demander un petit travail. Auparavant, ajouta t il, je devais me rafraîchir, puisque le long trajet en camion avait du me réchauffer. Il m’indiqua, sur un énorme billot, un gros tronc d’arbre enrobé de glace et m’ordonna de m’y asseoir, « pour me reposer ». Je répondis qu’étant à peine couvert, j’avais au contraire terriblement froid et préférais me reposer dans la maison. Immédiatement, le Russe se mit à hurler.
- Nous savons que les officiers allemands aiment faire du cheval. Comme nous autres Russes sommes des gens courtois, nous tenons à vous en donner l’occasion. Je vous ordonne de vous asseoir sur cet arbre.
Trois soldats m’empoignèrent, me placèrent à califourchon sur le billot et m’attachèrent aux chevilles une poutre qui, j’en avais tout au moins l’impression, devait peser plusieurs quintaux. Je ne pouvais même plus bouger. Impitoyablement, la poutre me clouait sur le billot verglacé. Mes chevilles me faisaient souffrir le martyre. La partie inférieure du corps vêtue uniquement d’un mince caleçon, j’étais collé au bois par le gel ; à tout instant, je m’attendais à fendre en deux entre les jambes. L’officier m’observa quelques minutes, puis, il alluma une cigarette.
- Reposez vous une heure, ensuite, je vous ferai chercher, ricana t il, et il disparu dans la maison.
Quand au bout d’une heure, on me détacha, je m’écroulais dans la neige. Les épreuves des dernières trente six heures (depuis sa capture) avaient eu raison de ma résistance. A coup de crosse, les soldats m’amenèrent devant l’officier qui m’attendait dans une petite pièce au rez de chaussée.
- Voici du papier et un crayon, commença t il. Vous avez exactement quarante cinq minutes pour exposer en détail l’organisation du ministère de l’Air allemand. Je suis chargé de vous avertir qu’en cas de refus, vous serez fusillé.
Puis il me laissa seul.
Sans parler du fait que j’ignorais tout de l’organisation intérieure de notre ministère de l’Air, je n’avais nullement l’intention de révéler le peu que je savais. En outre, j’étais tellement raidi par le froid que j’étais incapable de tenir le crayon. J’étais donc en train de vivre ma dernière heure. Ma pensée se mit à vagabonder, à voler, pour couvrir en quelques secondes le long trajet jusqu’en Allemagne. Pourquoi ne profiterais je pas de l’occasion pour écrire une lettre d’adieu à ma femme et à ma mère ? Péniblement, je refermai mes doigts engourdis sur le crayon. Les dents serrées, je parvins à tracer des mots. Une fois de plus, le film de ma vie se déroula dans mon esprit.
Je venais de terminer mes deux lettres lorsque le Russe réapparut.
- Et bien, vous avez fini ? demanda t il.
- Je n’ai pas exécuté votre ordre. Par contre, j’ai écrit à ma femme et à ma mère. Je vous prie de faire jeter ces lettres au dessus des lignes allemandes, afin qu’elles parviennent à ma famille. Chose facile pour vous, puisque vous êtes dans l’aviation. Vous accéderez, j’espère, à ma prière, sans doute la dernière que j’aurai l’occasion de formuler.
L’officier, probablement un commissaire politique, m’arracha les lettres et les déchira en menus morceaux qu’il me lança à la figure.
- On va te fusiller séance tenante, espèce de cochon, hurla t il.
Il me prit par le collet et me poussa dehors. Devant le blockhaus stationnaient deux voitures cellulaires et un camion bondé de soldats. On m’enferma dans le premier véhicule qui démarra aussitôt pour stopper un quart d’heure plus tard. En descendant, je vis que nous nous trouvions devant un stand de tir, aux traverses espacées de vingt cinq mètres. On me fit signe de longer le stand. Derrière moi venaient deux Russes, les mains liées, les pieds entravés. Les soldats fermaient le cortège. Nous fîmes halte après la dernière traverse. Un jeune officier aviateur, mitraillette au poing, m’ordonna de la suivre jusqu’au mur terminal où se dressaient trois poteaux. Il me dit de m’agenouiller devant celui du milieu, m’expliquant qu’il devait m’attacher les bras et me bander les yeux. Déjà, à ma droite et à ma gauche, les deux Russes s’étaient mis à genoux, les bras joints derrière le poteau. Je demandais au lieutenant une dernière grâce : je voulais mourir debout, sans lien ni bandeau. Je lui donnais ma parole d’honneur de ne pas bouger. Il porta sa main à la casquette.
- J’accepte d’exaucer votre désir, dit il simplement.
Puis, il recula jusqu’à l’endroit, éloigné d’une dizaine de mètres, où les soldats avaient pris position sur deux rangs. Il se plaça à l’extrémité droite du peloton ; à celle de gauche se tenait un tambour.
Les poings crispés, les yeux grands ouverts, le corps raidi, je regardais devant moi. Le lieutenant, levant sa mitraillette, donna le premier commandement. Les soldats chargèrent leurs fusils, au second commandement, ils mirent en joue, le tambour ajusta son instrument et saisit ses baguettes. Le troisième commandement, le lieutenant abaissa brutalement sa mitraillette, un roulement de tambour, la salve !
C’était donc cela, la mort ? Je n’avais rien senti. Je pouvais toujours remuer la tête. Encore debout devant mon poteau, je vis les soldats remettre leurs armes en bandoulière. Prudemment, je me penchais en avant pour voir les trous de balles que devait porter mon corps. Or, je ne vis rien, rien du tout. J’étais indemne. Mais à ma droite, une flaque de sang souillait la neige. Aux poteaux qui m’encadraient pendaient les Russes, littéralement déchiquetés. Ils râlaient encore, un son horrible que coupaient les hoquets de sang. Je crus que ma raison allait sombrer …
En quelques enjambées, le lieutenant fut près de moi. Il me secoua par les épaules et cria :’’En avant, marche !’’. En titubant, plus mort que vif, je longeai de nouveau le stand de tir, remontai dans le panier à salade et, un quart d’heure plus tard, me retrouvai dans le blockhaus où le commissaire me reçut avec un sourire peu engageant.
- Charmante, cette petite promenade, n’est ce pas ? fit il. Croyez moi, vous finirez bien par parler.
Il s’assit et commença à m’interroger.
Lorsque je me fus quelque peu ressaisi, je déclarai au commissaire qu’avec moi, des méthodes pareilles, loin de me mater, aboutissaient exactement au résultat opposé.
- Tant pis pour vous, fit il. Nous allons essayer un autre traitement. Vous êtes vraiment plus stupide qu’il n’est permis de l’être. Il faudra bien que vous vous décidiez à parler, bon grè mal grè ; suivant votre attitude, votre captivité, elle aussi, se passera bien ou mal !
On me ramena dans la voiture cellulaire qui me transporta jusqu’à une prison aux trois quarts détruite par les bombes destinées au terrain d’aviation voisin. Deux soldats me firent descendre dans la cave, par un escalier dangereusement lézardé. Une lourde porte de fer grinça dans ses gonds plus ou moins descellés, je reçus un coup de pied au postérieur qui me précipita dans un trou complètement noir. Aussitôt, la porte fut refermée et barricadée. Le sol de mon cachot était couvert d’immondices et d’excréments. En essayant de me redresser, je constatai que l’infecte oubliette mesurait tout au plus 1m.20 de haut. Mes mains, explorant les parois ruisselantes d’eau, firent une seconde découverte : j’étais enfermé dans une sphère, une cellule qui n’avait pas un seul mur droit. Je ne pouvais ni me tenir debout, ni m’appuyer. J’étais donc forcé de m’asseoir par terre, dans les excréments d’où émanait une puanteur pestilentielle. Je compris qu’un séjour prolongé dans cet endroit horrible allait faire chavirer ma raison. Tâtant prudemment le sol, je heurtai un cadavre d’animal à moitié pourri ; secoué de dégoût, je me dressai brusquement, et ma tête percuta contre le plafond voûté. Je me mis à hurler, martelant des deux poings la porte de fer. Rien de bougeait, personne ne répondait. Alors, je senti la folie s’emparer lentement de mon pauvre cerveau. En proie à une affreuse sensation d’angoisse, je commençai à sangloter, à me cogner le front au mur. Soudain, je me rendis compte de ce que je faisais. Epouvanté, je hurlai à pleins poumons :
- Je suis déjà fou, ça y est, je suis déjà fou …
Au bout de quelques minutes, complètement épuisé, je me tus et m’accroupis tant bien que mal. Peu à peu, je repris le contrôle de mes nerfs. « Attention, mon petit vieux, pensai je, essai de retrouver ton sang froid. De toute façon, on ne te laissera pas éternellement dans ce trou. Alors, cesse de t’abandonner au désespoir. C’est exactement ce que ces montres espèrent ; à toi de ne pas leur faire ce plaisir. ». Cherchant un remède contre l’affolement, j’imaginais que ma femme m’observât. Idée saugrenue, sans doute, mais qui m’apporta un merveilleux soutien. Très vite, je repris mon équilibre. Avec une sérénité proche de l’indifférence, je me rappelai que je n’avais pris aucune nourriture depuis le petit déjeuné de la veille, quelques minutes avant mon dernier envol. Cependant, à la seule pensée de manger dans ce trou nauséabond, j’éprouvais déjà une violente envie de vomir ; j’avais seulement soif, une soif atroce, intolérable. Au fait, depuis combien de temps croupirais je dans cet ignoble cachot ? Faisait il jour, faisait il nuit ? A en juger d’après l’état de ma barbe, le soleil avait dû se coucher plus d’une fois depuis le 21 février, jour de ma capture. A deux reprises, je reçus un quart de thé fortement sucré ; mais ces distributions se faisaient si vite que je n’avais même pas le temps d’interpeller mes gardiens. Comme j’étais bien obligé de faire mes besoins dans la minuscule cellule, mes cheveux, ma barbe, mes mains, le corps tout entier disparaissait sous une épaisse couche de crasse gluante. En somme, j’étais presque content que personne ne pût me voir. Flottant dans une sorte de demi sommeil, je rêvais continuellement d’une baignoire remplie d’eau chaude, d’un pyjama propre, d’un lit moelleux.
Enfin, le grincement de la porte me tira de ma torpeur. Le faisceau lumineux d’une lampe de poche fouilla la cachot et se fixa sur moi. J’entendis le mot « Dawaï ! » (en avant !) et, à quatre pattes, sortis dans le couloir. A mon étonnement, je n’eus aucun mal à monter les marches conduisant au rez de chaussée. Que l’air était pur dans cet escalier de cave ! Je gonflai voluptueusement mes poumons, encore quelques pas, puis, je me trouvai dehors, sous un ciel bleu nuit, parsemé d’étoiles. Le sol était verglacé, mais mes pieds nus ne sentaient même pas le froid. Après avoir traversé la piste cimentée d’un aérodrome, je pénétrai dans un vaste abri. Longeant une cuisine où des filles en blouse blanche poussèrent à ma vue des cris de frayeur, j’atteignis une pièce confortablement meublée, au plancher recouvert de tapis. Derrière un beau bureau, était assis un jeune général d’aviation qui, à mon entrée, se boucha les narines avec des tampons d’ouate. Devant lui se tenaient huit officiers. Je dus monter sur une petite estrade que deux soldats avaient repoussée dans le coin le plus éloigné du bureau. Les officiers firent semblant de frissonner de dégoût et crachèrent par terre. Un lieutenant colonel, le visage encadré d’une belle barbe noire, s’approcha de moi et me tendit une glace.
- Cochon de fasciste, tu oses te présenter dans cet état à un général russe ? cria t il.
Ce fut mon tour de frissonner : le facies reflété dans la glace n’avait plus rien d’humain.
Le général commença l’interrogatoire, par le truchement du lieutenant colonel. Il me demanda une description détaillée de notre terrain de Rjelbbitzy : importance numérique des forces de terre et des groupes d’escadrille, emplacement des réserves d’essence, des abris et dortoirs, du bureau des opérations et ainsi de suite. Je refusai catégoriquement de donner la moindre indication. Ces messieurs comprendraient certainement, ajoutai je, que je ne voulais pas trahir.
- Si vous ne répondez pas, hurla le lieutenant colonel, nous vous jetterons dans un cachot encore plus petit, encore plus infect. Le général est très mécontent !
Quand même un beau compliment, pensai je. Au mur derrière le bureau, un calendrier indiquait la date du 27 février. J’avais donc passé six jours dans cette horrible prison. Soudain, je fus pris de panique à l’idée d’y retourner. Quand on me donna une feuille de papier et un crayon, en m’ordonnant de dessiner le plan de notre terrain, je me mis immédiatement au travail. Bien entendu, mon esquisse n’eut aucun rapport avec la réalité. Dans un coin, je plaçai quelques appareils, dans un autre, un abri, ici, les réserves d’essence, là bas, la tour de contrôle, bref, je marquai tout ce que mes tortionnaires voulaient savoir. Un beau travail où mon imagination se donna libre cours. Puis, je tendis la feuille au barbu.
- C’est ça, Rjelbitzy ? éclata t il, en lançant mon œuvre à la figure. Vous ignorez sans doute que je suis le commandant de nos escadrilles de reconnaissance dans le secteur nord. Tenez, voici Rjelbitzy.
Il tira de sa poche une photographie aérienne de mon aérodrome, prise avec une telle précision qu’on distinguait jusqu’au moindre caillou. Je reconnu même le mess et, ironie suprême du sort, mon chien couché devant la porte. >>