Publié : sam. avr. 10, 2004 4:14 pm
ARRETER LE VENT
Un petit archipel d’îles volcaniques, quelque-part au milieu de la mer de Chine.
8h00.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le moral n’est pas au beau fixe ce matin parmi les pilotes en alerte. Pourtant au premier abord ces hommes ne semblent pas à plaindre : ils sont jeunes, installés en plein été sur un petit atoll perdu au large du Japon, il fait un soleil radieux, la mer est chaude, la végétation luxuriante offre à qui veut les prendre ses fruits mûrs au goût sucré... Seulement voilà : nous sommes le 11 août 1945, et il y a moins d’une heure nous avons appris ensemble qu’avant-hier, la ville de Nagasaki toute entière a été complètement anéantie, par la même arme terrifiante qui avait déjà rasé Hiroshima trois jours plus tôt. A ce rythme, notre cher pays, si prospère il y a quelques années encore, ne sera bientôt plus qu’un amas de cendres fumantes, et il ne subsistera rien des villes superbes qui faisaient avant-guerre la fierté de l’Empire.
Malgré cela, nous continuons le combat, poussés au sacrifice par une poignée de généraux qui refusent encore d’admettre la défaite inéluctable du Japon, et exaltent le patriotisme en citant en exemple le courage des Kamikazes, ce « vent divin » miraculeux qui est supposé sauver l’Empire. Mais aujourd’hui le vent a tourné en faveur de nos ennemis. Les hommes savent bien que tout est perdu, et l’Empereur lui-même ne pourra rester sourd encore longtemps à la détresse de son peuple, écrasé jour après jour sous les bombes américaines. Les nouvelles qui nous parviennent sont de plus en plus alarmantes : on raconte que les sans-abris se comptent par centaines de milliers, et qu’hommes, femmes et enfants meurent désormais autant de la faim que des bombes, même si les officiers des services d’information refusent de le confirmer. Le pays manque de tout, y compris des denrées les plus essentielles, et nous-mêmes sommes constamment à court de munitions et de carburant, ce dernier étant de plus en plus mauvaise qualité. En conséquence, les performances et la durée de vie de nos moteurs s’en trouvent considérablement réduites depuis maintenant de nombreux mois. Pour couronner le tout, à la défaite de nos alliés allemands en Europe et à l’imminence d’une invasion américaine, vient de s’ajouter la déclaration de guerre de l’Union Soviétique, qui nous donne la désagréable impression d’être pris entre deux feux...
L’état-major prend très au sérieux la menace russe, et c’est sur mon unité, stationnée au coeur de la mer de Chine, que repose la lourde tâche de barrer la route aux troupes soviétiques qui pourraient tenter d’attaquer le nord du Japon. Ce n’est pas une mince affaire, car nous devons faire face à un adversaire redoutable, qui a fait plier la puissante Allemagne, doté de forces aériennes expérimentées, modernes et bien équipées. De notre côté, la pénurie de carburant nous empêche de mener des patrouilles de surveillance, et nous ne montons plus au combat qu’à l’annonce d’appareils ennemis en approche. Heureusement, notre unité vient de recevoir de nouveaux appareils, de la dernière génération de chasseurs Ki-84 : des types b et c, qui compensent quelque-peu nos carences, et nous permettent d’espérer un combat à armes égales contre les derniers chasseurs soviétiques Yakovlev et Lavochkin.
Quant à moi, Akira Inomura, j’ai le privilège de commander les deux groupes de chasse présents sur la base, ce qui signifie que je suis responsable du destin d’une trentaine de pilotes qui ont pour point commun d’être aussi jeunes qu’inexpérimentés, mais dont le courage est aussi grand que leur inconscience du danger. Et si le moral est bien bas en ces heures sombres, leur motivation est décuplée par le désir de vengeance que leur inspire les dernières nouvelles du Japon. Je les parcours d’un regard presque paternel, et en voyant ces visages à peine sortis de l’enfance qui dépassent des tenues de vol, je ne peux m’empêcher de songer à l’immense gâchis de cette guerre, qui paraît aujourd’hui plus vaine que jamais. Combien en ai-je vu passer de ces jeunes visages, qui ont ensuite disparu à jamais dans la furie des combats ? Du haut de mes 25 ans je fais déjà figure de vétéran, avec mes victoires, mes citations et mes centaines de missions de guerre, des campagnes de Chine à Guadalcanal en passant par Pearl Harbour. Je ne sais pas qui d’eux ou de moi est le plus à plaindre, car si le manque d’expérience rend périlleux le moindre de leurs gestes, de mon côté la lassitude a fini par faire de moi une sorte de robot : les années de lutte quotidienne m’ont rendu insensible à la fatigue, tout en me plongeant dans une sorte de torpeur permanente et sourde. Imperméable à toute émotion, j’agis plus par réflexe que par réflexion. Je me résigne chaque jour un peu plus à rencontrer la mort dans l’explosion d’un obus qui, pour une fois, ne me ratera pas par miracle, et cette idée qui m’effrayait au début me fait maintenant l’effet d’une délivrance…
Voilà où j’en suis de mes pensées quand le cri strident de la sirène d’alerte me tire brutalement de mon demi-sommeil. Rapide détour par la salle de briefing : un groupe d’avions ennemis arrive droit sur nous, avec pour objectif probable les cargos au mouillage dans la baie toute proche. Ils seront sur zone dans moins de trente minutes, et nous devons protéger à tout prix nos navires car ils sont chargés de notre précieux ravitaillement. D’après l’officier de renseignement, il faut nous attendre à six ou huit avions d’assaut, épaulés par une escorte réduite de chasseurs. Les russes semblent penser qu’ils n’auront pas à fournir un grand effort pour nous vaincre...
Assez perdu de temps, j’emmène mes pilotes vers la piste 2, et je finis de les briefer sur l’aile de mon appareil, pendant que les mécaniciens s’affairent autour de nos montures d’acier. Le groupe « jaune », avec ses Ki-84c armés de deux canons de 30mm, se chargera des avions d’assaut lourdement blindés, pendant qu’à la tête des trois type b du groupe « blanc », je tâcherai de m’occuper de l’escorte. Je répète une fois de plus à mes pilotes attentifs les règles essentielles qu’ils doivent toujours avoir en tête aux commandes de leur avion : « Surveillez sans cesse le ciel, et en particulier vos six heures… Ne tournez jamais le dos à l’ennemi… Ne tirez qu’à courte distance pour ne pas gaspiller vos munitions… Si vous touchez mortellement un avion, oubliez-le et demandez-vous plutôt où sont les autres… N’encombrez pas inutilement la fréquence… Si vous devez évacuer votre appareil, essayez de gagner un maximum d’altitude en l’échangeant contre votre vitesse, puis sautez… Le combat aura lieu à basse altitude, donc prenez garde aux pièges du relief, et tâchez de rester le plus possible au raz de l’eau… Et surtout, revenez vivants ! Bonne chance Messieurs ! » Au pas de course, mes jeunes compagnons rejoignent leurs machines.
Mon mécano m’aide à grimper sur l’aile, puis dans l’étroit cockpit de mon appareil. Je lui demande de serrer à fond les bretelles de sécurité. Je termine les vérifications d’usage, et j’entame la check-list de démarrage du moteur. Les mécaniciens et moi croisons tous nos doigts au moment où le moteur toussote, hésite, crache de gros paquets d’huile, puis finalement démarre dans un grand fracas accompagné d’un nuage de fumée noire, mettant encore de longues secondes à trouver le ronronnement régulier et rassurant du ralenti. Pourvu que la qualité de l’essence ne se dégrade pas plus encore, sinon nous serons bientôt cloués au sol... J’annonce « leader blanc paré » et j’attends que mes équipiers en fassent autant :
- blanc 2 paré
- blanc 3 paré
- jaune 5 paré
Un long silence... un moment de flottement... jaune 6 semble avoir des difficultés à lancer son moulin...
- jaune 6 paré
- jaune 7 paré
Ouf... Je n’aurais guère apprécié de me passer d’un avion sur les six dont je dispose.
Nous avons l’autorisation de décoller. Je pousse le commutateur de ma radio :
« Décollage en paires à trois secondes... Leader blanc, je mets les gaz »
Hélice au petit pas, radiateur grand ouvert, deux crans de volets, je pousse à fond la manette des gaz. Vrombissement du moteur, qui en quelques secondes redevient la formidable mécanique qu’il a toujours été. Je contrôle une embardée, et j’aligne mon nez avec le bout de la piste, que je peux maintenant distinguer à travers l’hélice lancée à plein régime. 150 km/h... 180... 200... Je commence à tirer légèrement sur le manche, la portance augmente, en douceur mes roues quittent le sol... Je vole... Je rentre mon train.
La radio m’annonce « jaune 5 airborne ». En effet son Ki-84c est juste à ma gauche, exactement à la même hauteur que moi. J’annonce « leader blanc airborne », et je commence à remonter mes volets, tout en prenant de l’altitude. Comme prévu, nous virons 90 degrés à gauche, et j’exécute mon virage bien à l’extérieur de celui de jaune 5, de manière à laisser les deux sections regrouper séparément, les jaunes se portant en avant, légèrement décalés à gauche.
L’espace de quelques secondes, je contemple la baie sur la gauche en-dessous de moi. Quelle vision paisible, et qu’il est facile devant un tel spectacle d’oublier la guerre… D’ici, qui irait imaginer que ces cargos en apparence pacifiques ont les cales remplies d’une cargaison destinée à tuer et à détruire ? C’est vrai qu’ils ont l’air inoffensifs et sans défense, et c’est justement pour les protéger que je suis assis derrière une hélice qui me tire vers le ciel.
Nous arrivons maintenant à 1500m, et nous stabilisons notre altitude pour commencer à scruter la mer et le ciel vers le sud, d’où viendra le danger. Nous n’avons pas longtemps à attendre que déjà jaune 5 signale : « contacts à onze heures ! ». En effet, six formes sombres se détachent sur les flots, alignés trois par trois en formation d’attaque – des Il-2. Et sur le ciel au-dessus d’eux, quatre silhouettes plus petites – l’escorte.
Aussitôt, les avions de la section jaune plongent droit vers les Il-2. En voulant trop bien faire, ils viennent de confondre vitesse et précipitation : ils font l’erreur de donner aux chasseurs d’escorte la possibilité de leur tirer dessus de face en piquant vers eux, ce qui ne laisse pas le temps à ma section d’intervenir pour les dégager. Et ce que je craignais arrive : l’avion de jaune 5, sévèrement touché, part en flammes. Je ne peux qu’assister au drame, impuissant. Dans cette carcasse embrasée, un garçon de dix-neuf ans est en train de brûler vif...
Mais nous n’avons pas de temps à perdre à faire du sentiment : Je passe mon hélice au petit pas, ferme le radiateur et, suivi de près par mes deux ailiers, je fais rouler mon avion sur l’aile gauche et je pique sur les chasseurs ennemis qui dégagent en-dessous de nous après leur passe frontale. Ils se séparent en deux paires, et je décide aussitôt de suivre la paire de gauche, qui part dans un large virage horizontal et ne semble pas encore réagir à notre présence. Mon numéro 2 me suit, mais blanc 3 pense avoir une chance de se glisser derrière les deux chasseurs qui ressourcent vers la droite et rompt la formation. Seul contre deux, j’espère qu’il sait ce qu’il fait, car avec deux bandits pour m’occuper je risque de ne pas pouvoir lui venir en aide en cas de problème, à moins d’envoyer blanc 2 à son secours... Je ne suis plus qu’à quelques centaines de mètres de mes deux russes. Je peux maintenant reconnaître distinctement leurs magnifiques appareils : des La-7, qui constituent avec le Yak-3 les fleurons de l’aviation soviétique. Eux aussi m’ont vu, et ils commencent à resserrer leur virage. J’arrive à bonne distance pour un tir avec forte déflection, quand soudain le leader inverse son virage ! Dans un excès de confiance, il vient de faire une erreur fatale : avec mon taux de roulis supérieur, j’ai le temps d’anticiper leur manoeuvre et d’ajuster le deuxième bandit au moment où il passe lentement à travers mon viseur.
Un petit archipel d’îles volcaniques, quelque-part au milieu de la mer de Chine.
8h00.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le moral n’est pas au beau fixe ce matin parmi les pilotes en alerte. Pourtant au premier abord ces hommes ne semblent pas à plaindre : ils sont jeunes, installés en plein été sur un petit atoll perdu au large du Japon, il fait un soleil radieux, la mer est chaude, la végétation luxuriante offre à qui veut les prendre ses fruits mûrs au goût sucré... Seulement voilà : nous sommes le 11 août 1945, et il y a moins d’une heure nous avons appris ensemble qu’avant-hier, la ville de Nagasaki toute entière a été complètement anéantie, par la même arme terrifiante qui avait déjà rasé Hiroshima trois jours plus tôt. A ce rythme, notre cher pays, si prospère il y a quelques années encore, ne sera bientôt plus qu’un amas de cendres fumantes, et il ne subsistera rien des villes superbes qui faisaient avant-guerre la fierté de l’Empire.
Malgré cela, nous continuons le combat, poussés au sacrifice par une poignée de généraux qui refusent encore d’admettre la défaite inéluctable du Japon, et exaltent le patriotisme en citant en exemple le courage des Kamikazes, ce « vent divin » miraculeux qui est supposé sauver l’Empire. Mais aujourd’hui le vent a tourné en faveur de nos ennemis. Les hommes savent bien que tout est perdu, et l’Empereur lui-même ne pourra rester sourd encore longtemps à la détresse de son peuple, écrasé jour après jour sous les bombes américaines. Les nouvelles qui nous parviennent sont de plus en plus alarmantes : on raconte que les sans-abris se comptent par centaines de milliers, et qu’hommes, femmes et enfants meurent désormais autant de la faim que des bombes, même si les officiers des services d’information refusent de le confirmer. Le pays manque de tout, y compris des denrées les plus essentielles, et nous-mêmes sommes constamment à court de munitions et de carburant, ce dernier étant de plus en plus mauvaise qualité. En conséquence, les performances et la durée de vie de nos moteurs s’en trouvent considérablement réduites depuis maintenant de nombreux mois. Pour couronner le tout, à la défaite de nos alliés allemands en Europe et à l’imminence d’une invasion américaine, vient de s’ajouter la déclaration de guerre de l’Union Soviétique, qui nous donne la désagréable impression d’être pris entre deux feux...
L’état-major prend très au sérieux la menace russe, et c’est sur mon unité, stationnée au coeur de la mer de Chine, que repose la lourde tâche de barrer la route aux troupes soviétiques qui pourraient tenter d’attaquer le nord du Japon. Ce n’est pas une mince affaire, car nous devons faire face à un adversaire redoutable, qui a fait plier la puissante Allemagne, doté de forces aériennes expérimentées, modernes et bien équipées. De notre côté, la pénurie de carburant nous empêche de mener des patrouilles de surveillance, et nous ne montons plus au combat qu’à l’annonce d’appareils ennemis en approche. Heureusement, notre unité vient de recevoir de nouveaux appareils, de la dernière génération de chasseurs Ki-84 : des types b et c, qui compensent quelque-peu nos carences, et nous permettent d’espérer un combat à armes égales contre les derniers chasseurs soviétiques Yakovlev et Lavochkin.
Quant à moi, Akira Inomura, j’ai le privilège de commander les deux groupes de chasse présents sur la base, ce qui signifie que je suis responsable du destin d’une trentaine de pilotes qui ont pour point commun d’être aussi jeunes qu’inexpérimentés, mais dont le courage est aussi grand que leur inconscience du danger. Et si le moral est bien bas en ces heures sombres, leur motivation est décuplée par le désir de vengeance que leur inspire les dernières nouvelles du Japon. Je les parcours d’un regard presque paternel, et en voyant ces visages à peine sortis de l’enfance qui dépassent des tenues de vol, je ne peux m’empêcher de songer à l’immense gâchis de cette guerre, qui paraît aujourd’hui plus vaine que jamais. Combien en ai-je vu passer de ces jeunes visages, qui ont ensuite disparu à jamais dans la furie des combats ? Du haut de mes 25 ans je fais déjà figure de vétéran, avec mes victoires, mes citations et mes centaines de missions de guerre, des campagnes de Chine à Guadalcanal en passant par Pearl Harbour. Je ne sais pas qui d’eux ou de moi est le plus à plaindre, car si le manque d’expérience rend périlleux le moindre de leurs gestes, de mon côté la lassitude a fini par faire de moi une sorte de robot : les années de lutte quotidienne m’ont rendu insensible à la fatigue, tout en me plongeant dans une sorte de torpeur permanente et sourde. Imperméable à toute émotion, j’agis plus par réflexe que par réflexion. Je me résigne chaque jour un peu plus à rencontrer la mort dans l’explosion d’un obus qui, pour une fois, ne me ratera pas par miracle, et cette idée qui m’effrayait au début me fait maintenant l’effet d’une délivrance…
Voilà où j’en suis de mes pensées quand le cri strident de la sirène d’alerte me tire brutalement de mon demi-sommeil. Rapide détour par la salle de briefing : un groupe d’avions ennemis arrive droit sur nous, avec pour objectif probable les cargos au mouillage dans la baie toute proche. Ils seront sur zone dans moins de trente minutes, et nous devons protéger à tout prix nos navires car ils sont chargés de notre précieux ravitaillement. D’après l’officier de renseignement, il faut nous attendre à six ou huit avions d’assaut, épaulés par une escorte réduite de chasseurs. Les russes semblent penser qu’ils n’auront pas à fournir un grand effort pour nous vaincre...
Assez perdu de temps, j’emmène mes pilotes vers la piste 2, et je finis de les briefer sur l’aile de mon appareil, pendant que les mécaniciens s’affairent autour de nos montures d’acier. Le groupe « jaune », avec ses Ki-84c armés de deux canons de 30mm, se chargera des avions d’assaut lourdement blindés, pendant qu’à la tête des trois type b du groupe « blanc », je tâcherai de m’occuper de l’escorte. Je répète une fois de plus à mes pilotes attentifs les règles essentielles qu’ils doivent toujours avoir en tête aux commandes de leur avion : « Surveillez sans cesse le ciel, et en particulier vos six heures… Ne tournez jamais le dos à l’ennemi… Ne tirez qu’à courte distance pour ne pas gaspiller vos munitions… Si vous touchez mortellement un avion, oubliez-le et demandez-vous plutôt où sont les autres… N’encombrez pas inutilement la fréquence… Si vous devez évacuer votre appareil, essayez de gagner un maximum d’altitude en l’échangeant contre votre vitesse, puis sautez… Le combat aura lieu à basse altitude, donc prenez garde aux pièges du relief, et tâchez de rester le plus possible au raz de l’eau… Et surtout, revenez vivants ! Bonne chance Messieurs ! » Au pas de course, mes jeunes compagnons rejoignent leurs machines.
Mon mécano m’aide à grimper sur l’aile, puis dans l’étroit cockpit de mon appareil. Je lui demande de serrer à fond les bretelles de sécurité. Je termine les vérifications d’usage, et j’entame la check-list de démarrage du moteur. Les mécaniciens et moi croisons tous nos doigts au moment où le moteur toussote, hésite, crache de gros paquets d’huile, puis finalement démarre dans un grand fracas accompagné d’un nuage de fumée noire, mettant encore de longues secondes à trouver le ronronnement régulier et rassurant du ralenti. Pourvu que la qualité de l’essence ne se dégrade pas plus encore, sinon nous serons bientôt cloués au sol... J’annonce « leader blanc paré » et j’attends que mes équipiers en fassent autant :
- blanc 2 paré
- blanc 3 paré
- jaune 5 paré
Un long silence... un moment de flottement... jaune 6 semble avoir des difficultés à lancer son moulin...
- jaune 6 paré
- jaune 7 paré
Ouf... Je n’aurais guère apprécié de me passer d’un avion sur les six dont je dispose.
Nous avons l’autorisation de décoller. Je pousse le commutateur de ma radio :
« Décollage en paires à trois secondes... Leader blanc, je mets les gaz »
Hélice au petit pas, radiateur grand ouvert, deux crans de volets, je pousse à fond la manette des gaz. Vrombissement du moteur, qui en quelques secondes redevient la formidable mécanique qu’il a toujours été. Je contrôle une embardée, et j’aligne mon nez avec le bout de la piste, que je peux maintenant distinguer à travers l’hélice lancée à plein régime. 150 km/h... 180... 200... Je commence à tirer légèrement sur le manche, la portance augmente, en douceur mes roues quittent le sol... Je vole... Je rentre mon train.
La radio m’annonce « jaune 5 airborne ». En effet son Ki-84c est juste à ma gauche, exactement à la même hauteur que moi. J’annonce « leader blanc airborne », et je commence à remonter mes volets, tout en prenant de l’altitude. Comme prévu, nous virons 90 degrés à gauche, et j’exécute mon virage bien à l’extérieur de celui de jaune 5, de manière à laisser les deux sections regrouper séparément, les jaunes se portant en avant, légèrement décalés à gauche.
L’espace de quelques secondes, je contemple la baie sur la gauche en-dessous de moi. Quelle vision paisible, et qu’il est facile devant un tel spectacle d’oublier la guerre… D’ici, qui irait imaginer que ces cargos en apparence pacifiques ont les cales remplies d’une cargaison destinée à tuer et à détruire ? C’est vrai qu’ils ont l’air inoffensifs et sans défense, et c’est justement pour les protéger que je suis assis derrière une hélice qui me tire vers le ciel.
Nous arrivons maintenant à 1500m, et nous stabilisons notre altitude pour commencer à scruter la mer et le ciel vers le sud, d’où viendra le danger. Nous n’avons pas longtemps à attendre que déjà jaune 5 signale : « contacts à onze heures ! ». En effet, six formes sombres se détachent sur les flots, alignés trois par trois en formation d’attaque – des Il-2. Et sur le ciel au-dessus d’eux, quatre silhouettes plus petites – l’escorte.
Aussitôt, les avions de la section jaune plongent droit vers les Il-2. En voulant trop bien faire, ils viennent de confondre vitesse et précipitation : ils font l’erreur de donner aux chasseurs d’escorte la possibilité de leur tirer dessus de face en piquant vers eux, ce qui ne laisse pas le temps à ma section d’intervenir pour les dégager. Et ce que je craignais arrive : l’avion de jaune 5, sévèrement touché, part en flammes. Je ne peux qu’assister au drame, impuissant. Dans cette carcasse embrasée, un garçon de dix-neuf ans est en train de brûler vif...
Mais nous n’avons pas de temps à perdre à faire du sentiment : Je passe mon hélice au petit pas, ferme le radiateur et, suivi de près par mes deux ailiers, je fais rouler mon avion sur l’aile gauche et je pique sur les chasseurs ennemis qui dégagent en-dessous de nous après leur passe frontale. Ils se séparent en deux paires, et je décide aussitôt de suivre la paire de gauche, qui part dans un large virage horizontal et ne semble pas encore réagir à notre présence. Mon numéro 2 me suit, mais blanc 3 pense avoir une chance de se glisser derrière les deux chasseurs qui ressourcent vers la droite et rompt la formation. Seul contre deux, j’espère qu’il sait ce qu’il fait, car avec deux bandits pour m’occuper je risque de ne pas pouvoir lui venir en aide en cas de problème, à moins d’envoyer blanc 2 à son secours... Je ne suis plus qu’à quelques centaines de mètres de mes deux russes. Je peux maintenant reconnaître distinctement leurs magnifiques appareils : des La-7, qui constituent avec le Yak-3 les fleurons de l’aviation soviétique. Eux aussi m’ont vu, et ils commencent à resserrer leur virage. J’arrive à bonne distance pour un tir avec forte déflection, quand soudain le leader inverse son virage ! Dans un excès de confiance, il vient de faire une erreur fatale : avec mon taux de roulis supérieur, j’ai le temps d’anticiper leur manoeuvre et d’ajuster le deuxième bandit au moment où il passe lentement à travers mon viseur.