Au nom du "Clem"

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hellflyer
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#1

Message par hellflyer »

Decidement c'est la journée, ce texte non plus n'est pas de moi mais je l'ai trouvé emouvant et j'espere que vous m'en voudrez pas trop de vouloir le partager avec vous...

Au nom du "Clem"
LE MONDE | 19.01.04 | 13h43
Désarmé en 1997, le porte-avions "Clemenceau" connaît une triste fin à
Toulon. En attendant que sa carcasse soit livrée aux ferrailleurs, les
anciens marins, nostalgiques, se souviennent de la vie à bord.
Des hauteurs de Toulon, la vue plonge sur la rade et s'échappe vers la
Méditerranée. Au-delà de l'horizon, il y a Naples, Dakar, Djibouti,
Bombay, Rio, Diégo-Suarez, Tahiti... Le porte-avions Clemenceau n'y
emmènera plus personne, il ne débarquera plus des palanquées de
permissionnaires portant pompon ou casquette galonnée. En quelque
quarante années de service, 40 000 servants ont ainsi descendu l'échelle
de coupée, de Larnaca (Chypre) à Panama, roulant des mécaniques autant
par fierté que pour se réhabituer au plancher des vaches.

Condamné à rester à quai, le vieux "Clem", comme ils l'appellent tous,
n'est plus qu'un monstre gris de 265 mètres et de 24 000 tonnes. Désarmé
depuis le 25 septembre 1997, il résiste tant bien que mal aux assauts de
la rouille : les multiples épaisseurs de peinture reçues du temps où il
était encore le fleuron de la marine, voire le dépositaire de la fierté
nationale, lui conservent une livrée honorable. Mais, à y regarder de
plus près, ce n'est plus qu'une coquille vide : les hélices ont été
retirées, l'intérieur désossé, le reste promis aux ferrailleurs...

"Un camarade l'a visité récemment. Tout était arraché. Il en était
malade. Moi, je ne veux pas voir ça.", raconte Francis Sauve. Ce major,
âgé de 61 ans, a passé quatorze années à bord. Chargé des catapultes -
les engins destinés à faciliter le décollage des avions -, il a ainsi
propulsé, de 0 à 117 nœuds (216 km/h) en 50 mètres, des milliers
d'appareils de tous types et même une voiture pour les besoins d'une
publicité. "Ce bateau, explique-t-il, on lui parlait. Par gros temps,
quand les lames balayaient le pont d'envol, quand on sentait les joints
travailler, je lui disais : "Putain, t'en chies !" On l'a entretenu, on
l'a réparé de nos mains." A ses côtés, Robert Barsacq, 59 ans, trésorier
du bord pendant quatre ans, s'en remet à Lamartine : "Objets inanimés,
avez-vous donc une âme ?"

Regardant le "Clem" depuis le promontoire, les deux anciens lèvent
l'ancre vers des souvenirs de bout du monde. Ils en ont fait des "ronds
dans l'eau", d'un océan l'autre ! C'était au temps où ce navire de 126
000 chevaux pouvait filer ses 32 nœuds (60 km/h), accueillir 2 000
hommes, embarquer une quarantaine d'avions et aussi transporter la bombe
atomique quand de besoin, en jouant à cache-cache avec les sous-marins
soviétiques.

Entre sa mise à l'eau à Brest, le 21 décembre 1957, et son désarmement,
en 1997, à Toulon, il aura parcouru 1 million de milles (1,852 million
de kilomètres), des eaux noires de la Baltique aux lagons turquoise du
Pacifique. Quarante-huit fois le tour du globe ! Bref, "un bon petit
bateau", comme le résume l'amiral Antoine Sanguinetti, qui en fut le
commandant, le pacha, en 1967 et en 1968.

De l'extérieur, la vie d'un marin sur un tel bateau ressemble à une
longue claustration dans une boîte de conserve munie en tout et pour
tout de quatre hublots à l'avant. "La première fois que je suis monté à
bord, ça sentait le fennec, se souvient Pierre Lopez, 50 ans, ancien
cuisinier du porte-avions. Et puis on s'habitue. On pouvait prendre
l'air sur les passerelles extérieures, mais je me souviens être resté
une fois quinze jours sans sortir. A l'intérieur, on était toujours en
lumière artificielle, blanche le jour, rouge la nuit. A un moment, cela
faisait clac ! et l'on changeait de couleur. J'ai vu mieux comme coucher
de soleil !"

Le travail était organisé en décades, non en semaines. Quant aux
journées, elles étaient tronçonnées en bordées (12 heures), en tiers ou
en quarts qui s'enchaînaient selon les besoins. Chaque jour, les sirènes
appelaient à des exercices et venaient interrompre des nuits déjà trop
courtes. Le défilé du temps s'en trouvait perturbé, les organismes
aussi. "Une fatigue permanente s'installait, puis tournait à une sorte
d'euphorie", explique Bruno Michel, 40 ans, appelé à 19 ans à bord du
porte-avions. "Au bout de dix jours, les hommes prenaient tous la même
pâleur", raconte François Le Vern, 70 ans, un infirmier qui a connu les
quatre premières années du navire. Il y avait encore le fracas des
avions, les bruits de la carcasse, les relents de kérosène, les
inconvénients de la promiscuité...

Si les officiers avaient droit à des cabines individuelles, l'ordinaire
devait s'entasser jusqu'à cinquante dans une carrée. Les couchettes,
surnommées les "cailles", étaient superposées sur trois niveaux. Un
rideau permettait d'entretenir un semblant d'intimité. Lorsque le bateau
croisait dans le détroit d'Ormuz, le système d'air conditionné
capitulait devant plus fort que lui, et la température atteignait les 40
degrés dans les coursives. Parfois, c'était au contraire un vent glacial
qui balayait la piste, empêchant les marins de se tenir debout.

L'ordonnancement du bord répondait à des codes précis où la hiérarchie
n'était pas la loi d'airain. Certes, un marin devait s'effacer devant
son supérieur aux échelles ou aux portes étanches ; mais, si l'officier
ne respectait pas les règles de circulation, il n'avait plus de
priorité. Des conseils d'unité, réunions syndicales hebdomadaires qui ne
disaient pas leur nom, permettaient de mettre à plat les problèmes.

Les contacts avec la famille se faisaient par correspondance, sauf cas
de force majeure. L'éloignement pesait lorsque les missions
s'éternisaient plusieurs mois. Le mal du pays montait parfois, les cas
de déprime n'étaient pas rares. "Certains n'ont jamais pu se faire à
cette vie", admet Pierre Lopez, l'ancien cuisinier. Plusieurs suicides
ont marqué l'histoire du navire. "Un garçon s'est jeté à la mer après
avoir reçu une lettre de rupture de sa fiancée, raconte Jean-Pierre Mir,
contrôleur aérien à bord du "Clem" pendant sept ans. Ce jour-là, on n'a
plus entendu que le ronflement des machines pendant le reste de la
journée."

Les temps libres se passaient à jouer aux cartes ou, plus tard, à
regarder des vidéos. On se lançait aussi des défis : après un pari, M.
Lopez se souvient avoir préparé avec un collègue 2 000 œufs au plat pour
l'équipage. La routine, qui ne tournait que rarement à l'ennui, était
brisée quand les haut-parleurs crachaient "Ici le commandant", signe
infaillible d'une nouvelle importante. Des soirées étaient organisées,
des bizutages aussi, souvent empreints d'une poésie gaillarde : les
novices devaient aller chercher les "chaussures antiroulis" par gros
temps ou des "bons de saillie"avant les escales.

Les permissions à terre étaient très attendues. "N'oubliez pas que vous
représentez la France", ressassaient les commandants. "Les zones qu'il
ne fallait pas fréquenter étaient souvent listées. Les supérieurs
étaient ainsi sûrs de nous retrouver là", plaisante un vétéran. Un
soupir, et puis il ajoute : "N'empêche que, avec le sida, les escales
ont beaucoup perdu." Bruno Michel se souvient, lui, de la règle d'or :
"Une bonne bouffe, une bonne cuite." Robert Barsacq, le trésorier,
avançait les soldes et payait les pots cassés le cas échéant. "Un jour,
raconte-t-il, un paysan est venu avec la police locale me demander le
prix d'une vache écrasée par un matelot en voiture. L'insolite, c'est
que la pauvre bête avait été tuée dans son champ !"

Le bord avait ses personnages, ses "figures". Par exemple "Lulu",
mécanicien à l'humeur ombrageuse, mais au génie incontesté. "Nous avons
participé à des manœuvres avec l'US Navy,se souvient Francis Sauve. Les
Américains nous ont fait visiter un de leurs porte-avions, capable
d'embarquer 6 000 personnes. Ils nous ont montré tous leurs ordinateurs,
leur matériel bourré d'électronique. Quand ils sont venus sur le
Clemenceau, moi, je les ai juste présentés à "Lulu", qui a fabriqué un
boulon devant eux. Ils étaient épatés."

"La vie était dure, mais merveilleuse", résume Jean-Alain Kergoat, 77
ans. L'adjudant a participé, en 1959, aux premiers essais en mer
d'Iroise du navire tout frais sorti de l'arsenal. Des débuts qui furent
aussi difficiles que ceux du Charles-de-Gaulle quarante ans plus tard :
le Clemenceau est plus d'une fois rentré au bassin de radoub pour des
modifications.

Directeur du pont d'envol, Jean-Alain Kergoat était l'un des "chiens
jaunes" chargés d'orchestrer le ballet des avions sur la piste. Il
s'enorgueillit d'avoir géré le premier appontage. Et 77 562 ont suivi.
Ces secondes d'extrême précision ont assuré le prestige des as de
l'aéronavale, une caste à part à bord du "Clem". Des noms sont restés
célèbres, ou plutôt des surnoms : "Grand Duc", "Speedy Gonzalez"...

Aux commandes d'un Fouga Magister, le vice-amiral d'escadre Alain Oudot
de Dainville garde, de sa première tentative au large de la Bretagne, un
numéro de macaron (3 400) et le souvenir d'un échec. "Il y avait trop de
roulis, j'ai dû revenir à terre", raconte-t-il. Le pilote a totalisé par
la suite 350 appontages entre 1972 et 1983. "On voit le navire et la
piste, minuscule au-dessous. On se demande si l'on va y arriver",
confie-t-il. De nombreux accidents ont émaillé l'histoire du Clemenceau,
coûtant parfois la vie aux pilotes ou au personnel des pistes. En 1979,
le déclenchement intempestif d'une catapulte a ainsi tué trois
personnes.

Pacha du "Clem" entre 1993 et 1995, Alain Oudot de Dainville a encore en
mémoire l'atterrissage d'un Etendard touché par un missile au-dessus de
Gorazde (Bosnie), le 14 avril 1994. "J'ai demandé par haut-parleur des
volontaires pour parer à toute éventualité et j'ai vu tous les gars
monter vers la piste. C'était émouvant." L'avion est finalement parvenu
à se poser, criblé d'éclats. Son pilote, Pierre Clary, y gagnera sa
réputation.

Prolixes, et parfois hâbleurs, les anciens sont en revanche pudiques sur
les coups durs. "J'ai vu disparaître des amis", lâche Alain Oudot de
Dainville, sans vouloir en dire davantage. Lorsque à la tenue
conventionnelle en coton bleu marine se substituait l'uniforme gris de
combat, l'ambiance changeait. Dans les situations de crise, notamment
d'alerte nucléaire, chimique ou bactériologique, les différents
compartiments étanches, baptisés "alpha", "bravo" ou "tango", étaient
fermés de l'extérieur. "Ma cuisine jouxtait la réserve de munitions, et
j'étais enfermé là", se rappelle M. Lopez. "Je dormais juste au-dessus
de la bombe atomique, mais je ne l'ai su qu'après", ajoute Bruno Michel.

Yougoslavie, Irak, Liban... Le "Clem" a été plus d'une fois envoyé dans
des zones de conflit. M. Michel gardera ainsi en mémoire sa
démobilisation, le 23 octobre 1983 au matin, au large de Beyrouth. Dans
la nuit, un camion piégé avait détruit le cantonnement des parachutistes
de la mission Drakkar (58 morts). "Quitter le bateau dans ces
conditions, cela a été très dur, se souvient-il. Sur le pont, avant
d'embarquer dans l'hélicoptère, mon adjudant de compagnie a ajusté mon
écharpe de manière réglementaire et m'a dit : "Allez, salut gamin, à
bientôt."" Rapatrié, l'appelé n'a pas vu arriver les premiers blessés
traités dans l'hôpital de bord. "Des gars ont été envoyés à terre pour
travailler au chalumeau dans les décombres. Ils revenaient le soir
fracassés", se souvient M. Sauve.

M. Sanguinetti raconte également avec retenue les tentatives désespérées
pour retrouver le sous-marin Minerve, disparu en plongée avec 52 hommes
d'équipage le 27 janvier 1968. Il se rappelle aussi de la première
explosion aérienne, dans le Pacifique. "Les compteurs Geiger
crépitaient, mais il n'y avait aucun risque puisque c'était écrit sur
les papiers officiels", ironise-t-il. De son passage comme pacha,
l'amiral retient aussi ce qu'il estime être de l'ostracisme de la part
de la Marine nationale à l'égard du Clemenceau. "Pour eux, un bateau
avec des avions dessus était contre nature", assure-t-il.

Après son désarmement, une association d'anciens s'est créée, en 1998,
pour combler ce vide. Le 25 octobre 2003, ils étaient une cinquantaine,
une coupe de champagne à la main, quand leur vieux "Clem" a été remorqué
pour ce qui devait être son dernier voyage vers les chantiers de
démolition de Gijon (Espagne). Ils ont souri quand cet ultime périple a
tourné à l'imbroglio juridique. Ils ont suivi la dérive du briscard des
mers au large d'Hyères (Var), pendant les tempêtes de l'automne. "Il ne
veut pas mourir. Il a brisé ses amarres pour repartir", assure M. Sauve.

L'association milite pour que le porte-avions soit coulé et serve de
récif artificiel que visiteront les plongeurs. "Les vieilles pierres de
Vauban, on les classe bien !", justifie Robert Barsacq. Mais "la raison
veut qu'il soit ferraillé", reconnaît M. Oudot de Dainville, aujourd'hui
à l'état-major de la Marine nationale. Le contrat pour le désamiantage
du bateau à Toulon est en cours de finalisation avec une entreprise
allemande. Cette énième procédure offre un nouveau sursis au navire.
Révulsés par le sort qui lui est promis, beaucoup aimeraient, comme
Antoine Sanguinetti, qu'il obtienne simplement ce qu'il mérite :"le
respect".

Benoît Hopquin
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Moos_tachu
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#2

Message par Moos_tachu »

Bel hommage, merci de le faire partager Hellflyer :)

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Chaser
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#3

Message par Chaser »

Belle histoire, que celle du Clem... :huh:
Je boirai du lait le jour où les vaches mangeront du Houblon.
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