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Publié : jeu. févr. 24, 2005 11:57 pm
par Booz
Il était une fois, dans un grand royaume une princesse convoitée de toute part pour sa beauté et sa grâce. Et… en fait, c’est pas çà du tout.

Cela commence un jour comme les autres dans le monde des hommes. Il fait froid, le ciel est gris, et il pleut. Dans un grand aérogare, des gens s’occupent à faire fonctionner une immense fourmilière. Des passagers attendent leur vol dans leur univers sérieux, matérialiste et temporel.
Et quelque part, un petit enfant attends lui aussi, avec ses parents. Dans ce monde d’adultes préoccupés et pressés, il regarde tranquillement et avec envie le grand oiseau blanc qui l’emmènera de l’autre côté du monde. C’est déjà pour lui le début d’une aventure mémorable. L’avion attend lui aussi pendant que les petites fourmis au sol s’occupent de lui. Le temps est long, toujours trop long pour les adultes.
Les pilotes passent dans l’anonymat complet. Le garçon ne les a même pas remarqué, il regarde uniquement l’avion, l’immobile et lourde machine qui prendra son envol. Les passagers embarquent avec empressement et agitation. Pour le garçon, dans le silence et les dégradés de gris, le couloir prend des allures de portails entre deux mondes. Les grandes personnes passent, l’air de rien, mais le garçon sait qu’en franchissant la porte, il entre dans un rêve plusieurs fois millénaire. Aucune cérémonie ne marque le passage. Les gens s’installent pesamment et avec bruit dans l’étroite cabine. Le garçon s’assied à côté du hublot. Cette petite fenêtre est capitale pour lui. Un vol sans hublot est comme un été sans sourire, il va l’oublier, l’enfouir. Mais cette fois, il y est ! Le voyage commence ! Ils vont partir !
Le petit garçon, déjà, se trouve aspiré par la grisaille extérieure. Dehors, des hommes, minuscules dans leurs tenues voyantes courent, bougent, manipulent. Et d’autres grands oiseaux eux aussi bougent, décollent ou atterrissent, pour le plus grand plaisir du garçon. Son oiseau à lui est toujours immobile, fixe, mais il commence à s’animer, à vibrer subtilement. Des ronronnements se font entendre. Des moteurs s’allument, des mécanismes se mettent en marche. Dans la cabine, les grandes personnes se sont calmées, comme si tout le monde mesurait l’importance de l’évènement. Ce n’est pas soudain, mais la porte est refermée, donnant le dernier signe du départ, comme quand un navire relève sa passerelle, son équipage à bord, prêt à quitter le monde des hommes pour plusieurs semaines. Enfin, le premier réacteur démarre. Puis le deuxième, et les deux autres. Cà y est, l’oiseau vient de se réveiller, de prendre vie. Lentement, il recule, sort, s’éloigne de cet amas de poutres, de structures droites et brutes qui contrastent avec son élégance. Ses ailes fines ont besoin de place pour se déployer et briller.
Et il roule. Mollement, les cahots du bitume secouent la cabine. L’avion quitte sa porte d’embarquement tout pataud qu’il est. Le garçon voit s’éloigner le portail intersidéral qu’il a passé et s’en réjouit. Il se dirige maintenant vers la piste, éclairée de mille feux en cette fin de journée. Et juste avant d’entrer, il s’arrête, et attends, avec patience encore une fois. Le garçon voit dans son hublot une forme s’approcher, au milieu d’une étoile. C’est le phare d’un autre navigateur céleste. Il grossit doucement, ralentit sa chute, passe devant le garçon, et touche délicatement le sol, puis sort de la scène. C’est maintenant !
L’avion roule, s’aligne sur la route infinie qu’est la piste. Rapidement, un rugissement grave et calme pénètre la cabine. Une main invisible pousse le garçon contre son dossier. Et le paysage recule, de plus en plus vite. Les gouttes glissent horizontalement sur le hublot. Tout se met à trembler dans cette accélération sans fin. Le garçon ne regarde plus dehors, se concentre sur tous ses sens, il vit l’instant au plus profond de lui-même, il éprouve la joie bien enfantine d’être au centre de quelque chose de grand. Sur le bord, les lumières continuent leur fuite éperdue, la main pousse toujours autant. Soudain, l’avion lève le nez vers le ciel. De lumières, il n’est plus question, c’est devenu un trait continu qui descend. Puis les vibrations s’arrêtent. Le garçon a décollé ! Il s’est envolé dans cette grande machine, animée des rêves des hommes, et qui rugit de toutes ses forces pour s’élever.
Le rêve est devenu réalité. Dans le soir tombant, il devine toutes les constructions que la civilisation a posé là au fil du temps. Les maisons rapetissent, les voitures ne sont plus que des paires de lumières faiblardes, les rues des alignements de loupiotes disparaissant dans l’ombre des nuages. Le monde devient gris sombre. L’avion s’enfonce dans le ciel. A l’intérieur, des bruits se font entendre, l’oiseau rentre ses pattes, il modifie ses ailes, et monte toujours plus haut. Il ondule dans la turbulence. Beaucoup d’adultes n’aiment pas, mais le garçon adore. Cela dure, mais déjà, le temps s’écoule différemment. Le gris s’éclaircit peu à peu, devient de moins en moins flou. Des formes se dégagent, mais disparaissent aussitôt dans l’ascension. Tout d’un coup, l’univers baigne dans une lumière éclatante. La boue de la terre est loin maintenant, et c’est à la blancheur de cieux immaculés de prendre place. Le garçon est au-dessus des nuages que le soleil puissant tente de transpercer sans succès. Seulement, ce n’est plus son problème, il n’y a plus que le ciel profond au-dessus. Les filaments blancs s’éloignent, descendent toujours plus bas jusqu’à devenir de douces nappes de coton. Plus une seule vibration, plus un seul tremblement ne vient perturber la tranquillité des passagers. L’avion monte toujours, mais plus lentement, une fois le plus dur fait.
Le garçon se fait alors à nouveau aspirer par le hublot, mais bien plus loin cette fois-ci. Ses yeux découvrent un monde immense qu’il est vain de mesurer. L’infini devient une réalité. L’horizon s’abaisse et devient de plus en plus net. Le soleil se couche lentement. Très haut dans le ciel, la traînée blanche d’un autre avion avance au beau milieu d’un bleu profond qu’aucun marin n’a jamais pu voir. Devant tant de place, de distance, le temps s’étire. Les horloges tournent dans le vide. Chaque seconde devient une éternité en même temps qu’elle n’existe plus. Les sabliers ne mesurent plus le temps, mais la distance. Et l’enfant s’engloutit dans ce trou, essayant de fixer les images trop nombreuses. Ceci ne l’inquiète pas le moindre du monde. Il se trouve investit de l’œil d’un dieu, debout sur son char, à chevaucher les nuages, observant la terre depuis les cieux. Plus rien ne compte que de regarder, voir par delà tout ce qui a pu limiter les hommes pendant des millénaires. Son regard découvre des lieux que personne n’a jamais vu. Il se perd, erre dans cette immensité. Il descend caresser du revers de la main les nuages d’en bas. Cela lui rappelle un autre voyage, un voyage bien particulier. Un goéland, lui avait ouvert une fenêtre faîte de mots donnant sur le ciel. Ils avaient pu y voler de concert, le temps d’un livre. Plongés dans les pages, ils ont longé les côtes d’Irlande, survolé la mer, fait quelques acrobaties. Puis le livre arriva à sa fin, et le garçon dut le refermer, se séparant de son compagnon. Mais cette fois-ci, ce ne sont pas des mots, ce sont des images, de vraies images.
Monsieur soleil, fatigué, se retire en embrasant le ciel dans un dégradé de rouge, d’orange et de bleu. On ne sait pas ce qu’il s’est passé, mais toujours est-il que les nuages ne couvrent plus la terre, et le coucher de soleil en profite pour mettre le feu aux innombrables lacs de Sibérie. Des étendues de lumière parsèment le paysage obscur. Alors que tous les passagers ferment leur volet pour ne pas être dérangé par cette profusion de couleur, le garçon garde le sien bien ouvert. Il ne dort pas. Il ne peut pas dormir, car ce serait mettre fin à ce magnifique rêve. Donc pas question de dormir. Et tout le spectacle est pour lui tout seul, tout égoïste qu’il est. Il assiste donc à la dernière révérence de l’astre. Déjà, tout là-haut, des étoiles s’allument dans le noir. Elles se réveillent, les unes après les autres. Elles ne scintillent pas. Leur éclat fixe rajoute à la froideur de la scène, vide de son principal acteur. Le garçon aurait aimé que par une nuit si claire, le petit prince lui ouvre son domaine, mais non. Il doit dormir sur son étoile ; après tout, c’est la nuit. Dans les ténèbres, bien peu de lumières signent la présence de l’homme sur cette planète.
Tout timide, le garçon va voir une hôtesse. Il lui demande s’il peut voir le poste de pilotage. Et c’est oui. Il marche jusqu’à l’avant, sur ce plancher souple qui refuse de perturber l’immobilité des lieux en tremblant ou en couinant. Tout à l’avant, il rentre dans cet espace névralgique et rencontre les héritiers d’Icare et Dédale, ces hommes qui sont, par volonté sortis de leur labyrinthe terrestre. Devant un ensemble de lumières, de cadrans et d’écrans, ils perpétuent non seulement le désir de leurs prédécesseurs, mais aussi leurs enseignements. Ce sont eux les maîtres du voyage, ceux aux commandes de leur oiseau, les seigneurs du ciel. Le garçon est intimidé par leur statut mais brûle d’envie de leur montrer ce qu’il sait et d’en apprendre plus, toujours plus. Car chaque vol lui rappelle qu’il veut vivre ici, dans ce lieu intemporel, au-dessus de la boue, là ou réside la vérité. Il veut pouvoir tenir dans ses mains son destin, même pour un court instant. Mais tout çà, il ne le dit pas. Peut-être que les pilotes l’on compris, toujours est-il qu’ils lui ont appris un peu plus sur le ciel et sur cet oiseau qui l’emmène dans son ventre. Il veut pouvoir regarder d’en haut, armé de tout son savoir et expérience, la terre des hommes. Il s’en doute inconsciemment, ce n’est pas quelque chose que l’on peut appréhender d’un seul regard, mais de toute une vie. C’est encore bien trop tôt pour y penser. Pour l’instant, il se contente d’écouter ces grandes personnes qu’il respecte. Elles lui parlent de tout et de rien, et il avale leurs paroles.
L’avion continue son trajet, avale les kilomètres dans le calme le plus total, bercé par un ronronnement grave et continu. Tous les signes de la paix sont réunis. Le temps peut s’écouler, c’est comme si rien ne changera jamais. Les ailes glissent sur l’air sans perturbation, conjuguant mouvement avec immobilité. Il ne c’est pas écoulé une nuit, mais le soleil se lève déjà. Prélude à son réveil, l’horizon se colore. Des nuages fins et vaporeux encore plus haut se teintent de rose, puis s’empourprent. C’est un soleil froid mais magnifique qui force le garçon à plisser les paupières. En bas, c’est encore la nuit, dans l’obscurité. Le garçon tire une joie sereine de ce privilège, être le premier à voir le commencement du jour. Il oublie de remercier l’avion qui, traversant les fuseaux horaires, jouant avec le temps, lui offre ce spectacle éblouissant. Des mots lui reviennent à l’esprit. Le temps d’un vol, il peut entrevoir tout ce qu’a pu écrire Saint Exupéry sur cette terre des hommes. Il refait de bien plus haut, armé du passé, un trajet que des hommes ont fait des décennies auparavant équipés de leur ignorance ou inconscience.
Mais s’il a pu occuper la place d’un dieu, le garçon, comme l’avion n’est pas pour autant immortel. Il faut redescendre. Là encore, doucement, comme à regret, la trajectoire s’incurve vers le bas. L’oiseau, descend vers une mer de nuage. Du coton blanc s’étale jusqu’aux frontières de l’infini. Les petites vaguelettes grossissent encore et encore. Ce sont des vagues immenses, des creux insondables, des tourbillons titanesques…tous immobiles. Rien ne bouge dans ce paysage figé, seul l’avion vole vers sa fin. C’est de nouveau le gris, d’abord clair, puis sombre. Nul nouveau bruit ne vient marquer l’impact de la pluie sur les surfaces de l’avion. Seules d’infimes gouttelettes glissent fugitivement sur le hublot. Le garçon n’est pas triste, il n’est pas heureux non plus, il commence à savoir que tout à une fin, et doit l’accepter. Il ne se rappelle pas de ce qu’il vient de vivre, il aura tout le temps plus tard. Pour l’instant, il lui faut encore sentir et comprendre ce qu’il se passe. Et il ressent de subtils mouvements de l’avion, il tourne, d’un côté, puis de l’autre. Les volets sortent, l’oiseau étend tout son plumage, ralentit de plus en plus, sort son train. Le sol est à peine visible à travers les basses couches de nuages. Lorsqu’il se dévoile, l’avion est déjà au-dessus de la piste, en train de lever le nez, de refuser ce contact vers le sol. Il vient quand même mourir en touchant le bitume, et redevient cette machine secouée de vibrations. Rapidement, il freine avec force et endurance. Cà y est, il est redevenu un terrien comme les autres.
Il est de l’autre côté de la planète, il a parcouru des distances qu’il y a quelques temps nul voyageur n’aurait pu imaginer. Il n’a pas fait que çà, il a aussi amené un petit garçon voir le monde, lui donner une leçon impérissable. Mais à la récréation, le ciel est gris, il fait froid et il pleut. Vous me direz, on pourrait trouver que la porte de sortie ressemble à l’entrée du purgatoire, mais pas ce garçon. Il redevient ce qu’il était avant de partir, un enfant pour qui il est quand même plus naturel de marcher que de voler. Seulement… il est bien déterminé à changer çà. Au fond de lui, se trouve un ciel bleu infini qu’il peuple de petits nuages blancs. Ce que personne ne sait à part lui, c’est que dans son esprit, d’immenses ailes blanches de goéland grandissent déployées, à chaque vol, et que rien ni personne, pas même le temps ne pourra les replier. Un jour, ces ailes seront assez grandes pour lui permettre d’arpenter comme un seigneur, son morceau de ciel.

L’enfant a grandi. Juste un peu. Juste assez pour étendre ses ailes. Il n’est plus remonté dans ce magnifique avion. Ses parents, n’étant pas aussi démunis que ceux du petit poucet, ont pu l’aider. Et il a volé. Il a recommencé de nombreuses fois. Il est devenu un petit seigneur dans son petit coin de ciel, humble devant l’immensité de son terrain de jeu. Chaque vol lui rappelle d’une façon ou d’une autre ces expériences vécues. Loin de s’user, ses ailes grandissent toujours, et lui permettent de découvrir un peu plus de vérité.

Publié : ven. févr. 25, 2005 2:01 am
par werner
Tres tres tres sympa ton texte Booz, on est envoute.

J'ai eu mon bapteme de l'air, j'avais un mois, je ne me suis jamais prepare pour cette premiere fois, je ne l'ai jamais vecue, mais ce que tu ecris je le vis a chaque fois.

Signe Werner truffe sous le charme

Publié : ven. févr. 25, 2005 7:52 am
par Moos_tachu
Très très bien, vraiment... :)

Mon petit doigt me dit que c'est du vécu tout ça ;)

Publié : ven. févr. 25, 2005 9:04 am
par Drosan18
Vachement bien écrit et tout empreint d'émotion... merci :) ;)

Publié : ven. févr. 25, 2005 9:55 am
par Drakho
Superbe... je me revois, à chaque vol, trop rare, que je fais...

plein d'émotions qui remontent...

Merci

Publié : ven. févr. 25, 2005 11:35 am
par Booz
Waow! J'ai eut un peu peur quand j'ai posté que personne ne se plonge dans un texte aussi compact. Apparemment, çà vous a pas trop rebuté...

Et en effet, c'est divers moments d'aller-retour entre Paris et Séoul. :D

Publié : ven. févr. 25, 2005 11:42 am
par werner
Originally posted by Booz@25 Feb 2005, 11:35
Waow! J'ai eut un peu peur quand j'ai posté que personne ne se plonge dans un texte aussi compact. Apparemment, çà vous a pas trop rebuté...
Ma théorie : Sur des textes compacts comme le tien, dés qu'il y en a un qui se dévoue à tout lire et mettre une réponse, tout le monde va lire la réponse et le texte le cas échéant. :rolleyes:
Ca c'est ma théorie...

Un jour, il faudra essayer de mettre une réponse aussi longue que le texte initial, pour voir,...

Signé Werner truffe trés pratique

Publié : ven. févr. 25, 2005 11:48 am
par Booz
:P :P :P

Publié : ven. févr. 25, 2005 11:58 am
par berkoutskaia
Une fois les premières lignes lues, impossible de s'arrêter tellement c'est prenant.

Le seul reproche que j'aurais à faire, c'est que c'est tellement bien écrit que j'ai méchamment envie de voler maintenant !!! :D

Publié : ven. févr. 25, 2005 12:03 pm
par Booz
Pourtant c'est pas du tout l'objectif du récit :P :rolleyes:

Publié : mar. mars 01, 2005 6:09 pm
par MSDomino
Magnifique,

J'ai assez souvent l'occasion (trop au goût de ma femme) de prendre l'avion pour le boulot (et des longs trajets, du Paris-Boston, ou NY, ou Mexico, ou Tokyo) et cela me fait exactement ca à chaque fois....

Un vol sans hublot même à mon âge plus tout à fait jeune mais pas encore vieux....snif, c'est comme faire du FB sans joystick....

Quand aux turbulences, qui les aime vraiment ? (les vraiees de vraies qui se produisent au décollage ou à l'atterissage, pas celles en palier à 10.000)

Encore bravo !